Chloé Rosetta Bell
Texte : Eglantine Merle
Photographies : Chloé Rosetta Bell, Maria Bell
Chloé Rosetta Bell est une céramiste britannique, diplômée en 2019 d’un master en céramique au Royal College of Art de Londres.
Après ses années d’études dans la capitale, Chloé revient sur l’île de Wight où elle a grandi. Cette île située sur l’ Undercliff, l’une des plus grandes zones de glissement de terrain d’Europe est à la fois son lieu de vie et de travail, une terre d’inspiration et un terrain d’étude. Artisan et chercheuse, Chloé étudie ce site encore sauvage où la mer gagne sur la terre, transforme les matériaux locaux et crée des objets utilitaires et durables qui font la célébration tangible de cette île.
Rencontre avec une artiste pour qui la céramique est un moyen de témoigner des lieux et de se re-connecter au monde.
Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Chloé a toujours aimé manipuler l’argile et collectionner des éléments naturels.
« Je suis très consciente des matériaux naturels qui m'entourent en raison de la nature changeante du paysage de l'île. Les falaises ici sont constituées de bandes d'argile, de sable et de craie qui ont glissées au fil des ans. C'est la manipulation et l'exploration de l'argile de ces falaises qui ont déclenché mon exploration de la céramique. »
A l’instar d’une jeune génération d’artisan designer se questionnant sur les possibilités d’une « géo-création* », Chloé fonde sa pratique sur l’exploration des lieux. Marcheuse curieuse, elle arpente son île munie d’un carnet de croquis, d’un appareil photo et d’une pioche.
« Ma pratique est basée sur un travail de terrain dans un paysage où je collecte notamment des matériaux, et sur leur analyse et transformation en atelier où je développe des collections de céramiques. L'exploration de paysages spécifiques est intrinsèque à chaque projet que je crée. Mon approche est motivée par ma relation avec la terre entourant ma maison sur l'île de Wight. L'Undercliff change d'année en année avec le mouvement du terrain. Les chemins que je parcourais quotidiennement sont maintenant tombés dans la mer. Ma pratique en atelier agit comme l’enregistrement sensoriel de ce paysage que je veux préserver ».
Lorsqu’on lui demande quelles sont les références qui nourrissent son travail, c’est naturellement du côté de la botanique qu’elle se tourne.
« Ces trois dernières années, j'ai lu et relu Botanical Companions de Frieda Knobloch. Chaque fois que j'ouvrais son livre, je sentais une résonance entre ma pratique artisanale et la façon dont les botanistes Ruth et Aven Nelson voyaient la nature. »
Les Nelson, couple de botanistes américains, actifs dans le Wyoming au début du XXème siècle, ont élaboré une pratique de terrain empirique, sensorielle, voir sensuelle, donnant la primauté à l’observation attentive, au toucher et au « sentir » de la plante ; autant de pratiques élémentaires qui permettent une connaissance à la foi de la plante et de soi même.
The Undercliff, série de contenants utilitaires réalisés en continu depuis 2017, témoigne de cette immersion dans la nature et de sa connaissance intime : les graphismes incisés à la surface rappellent le relief accidenté du terrain, les émaux gris verts comme l’horizon, semblant balayés par les vents, sont appliqués de façon expressive avec des herbes sauvages, les argiles et les sables sont récoltés à même les falaises… Chaque pièce créée par Chloé porte ainsi en elle l’émotion authentique d’un paysage en sursis.
Bien que solitaire et concentrée à l’atelier, le travail de Chloé s’avère collaboratif à bien des égards. Parler des paysages, c’est aussi parler des gens qui y vivent, travailler main dans la main avec ceux qui lle façonnent, avec cette volonté de créer du lien.
« Ma pratique comporte deux volets. Le premier est très intuitif et consiste à recueillir des documents et à les explorer. L’autre est de parler avec des gens qui connaissent les lieux et sa terre — des agriculteurs, des historiens du matériel, des scientifiques. Je collabore notamment avec un géologue, le Professeur Robert Mc Innes, pour acquérir une compréhension experte des matériaux qui m’intéressent. »
« La collection "Oyster Shell" a été produite en collaboration avec des ostréiculteurs de Cornouailles ( Porthilly Oystere Farm) et le chef étoilé d’un restaurant à Londres (The Kitchen Table) qui promeut des aliments d’exception comme l’ huître Crassostrea Gigas. J'ai utilisé ces coquilles d'huîtres, qui étaient un déchet du paysage des ostréiculteurs, pour créer une glaçure. Cette collection de vaisselle répond à la volonté du restaurateur de relier le consommateur à la source d'origine de la nourriture. »
Chloé façonne au tour cette vaisselle, à la recherche de lignes précises et de volumes purs. Les formes créées sont issues de discussions avec les restaurateurs sur la mise en scène de l’aliment.
« Cette collection s’efforce de fournir des formes élégantes et nettes, qui encouragent le “théâtre culinaire”. Le bol à huître, très profond et monté sur pied, s’évase pour révéler l’exquis plat d’huître. Je génère des objets sensuels qui améliorent l’expérience culinaire et amplifient le goût et le plaisir de manger. Mes collections forgent ainsi des liens entre les restaurants, leurs clients, les fournisseurs et le paysage naturel d’où proviennent les aliments ».
Pour émailler cette vaisselle, également vendue à la Flow Gallery de Londres, Chloé nous dit avoir développé des glaçures à base de coquilles d’huîtres. L’émail obtenu, épais et velouté, « a une qualité nacrée épaisse qui se brise sur les arêtes de mes objets. Vous pouvez voir les éclats or et verts des oxydes métalliques présents dans les coquilles d'huîtres.” Elle a aussi fabriqué des émaux de cendres d’algues qui parsèment la surface de petits macules stellaires.
Les émaux de cendre, découverts accidentellement en Asie il y a plus de 2000 ans et formulés moléculairement par Daniel De Montmollin dans les années 50, demandent beaucoup de préparation. Il faut récolter les végétaux, les brûler, tamiser et laver leurs cendres… et faire énormément de tests ! C’est un travail de persévérance qui amène à écouter la nature, et en se soumettant à l’épreuve du feu, au lâcher prise et à l’émerveillement.
Les photos de l’atelier de Chloé la présentent solitaire, concentrée sur son ouvrage et dans une demi-pénombre rappelant les tableaux hollandais du siècle d’or : atelier d’alchimiste où tour et four côtoient balances et mortiers, carnets de recettes et collections de minéraux, laboratoire où algues et coquillages sont transmutés en doubles vitrifiés, antre où Chloé reconnecte les règnes du vivant, végétal, animal et minéral ne formant plus qu’un.
D’ailleurs, ne pourrait-on pas percevoir dans ses coupes tournées, profondes et évasées, la représentation à l’échelle de la main d’un univers en expansion ?
*Géo-création : création durable et respectueuse de l’environnement, faite avec des matériaux locaux et dressant de fait un portrait matériologique, coloré, texturé,etc d’un terroir.